29 AVRIL AU 2 JUILLET 2022
MOUNIR FATMI
Commissaire : Madeleine Filippi
Et si hier définissait demain ?
Au bruit lancinant d’une machine à écrire, viennent s’adjoindre des images d’archives, des chants traditionnels arabes et des sons occidentaux. Quelque part entre les silences et les souvenirs, le paradigme de l’exil alors s’installe et se révèle aux spectateurs.
Chaque vidéo présentée apparait comme des bribes de souvenirs. Des souvenirs de quoi ? de qui ? De cet instant où tout bascule ; lorsque l’on est déraciné ; lorsque l’on porte le poids de cette terrible étiquette d’être l’Autre : l’exilé ; lorsque « hier » prend un gout amer.
Jamais la question de l’exil n’aura autant été présente dans notre quotidien.
Si la mondialisation n’est autre qu’une libre circulation qui a favorisé – et parfois contraint- de nombreux mouvements humains, à l’aube de nouveaux conflits et d’une situation écologique critique ; les enjeux du déplacement des populations sont au cœur des débats. L’exil ne serait-il pas en passe de devenir la condition de vie d’une partie de l’humanité ? Et dans ce cas qu’en révèlerait-il ?
Dès les premiers pas dans l’exposition, un premier indice est déposé avec l’œuvre au titre évocateur : L’histoire ne m’appartient pas, qui sonne le glas d’une situation passée et le début d’un nouveau jour dont personne n’a le contrôle.
D’œuvre en œuvre, on découvre un récit d’exilé, de Mohammed V, aux jeunes issus de l’immigration dans les banlieues du monde occidental, en passant par Mehdi Ben Barka et Salman Rushdie alias Joseph Anton. Les œuvres se font écho comme autant de traces mnésiques surgissant à la surface de la mémoire. La figure de l’exilé, qui prolifère dans de nombreuses pratiques actuelles, et souvent de manière archétypale, par la présence d’objets emblématiques tels que : la couverture de survie, les chaussures, les valises, les embarcations etc., apparaît de cette sorte dans le travail vidéo de Mounir Fatmi mais de manière plus subtile. Il ne convoque pas uniquement le discours politique sur le sujet mais une réflexion symbolique sur la psyché de l’exilé.
La philosophie et la sociologie traversent la démarche de l’artiste. C’est donc naturellement que l’on décèle dans les œuvres sélectionnées les références à C.Lévi-Strauss ou encore à la pensée de Carl Jung. C’est même dans cette articulation qui se dévoile au niveau du montage que se révèle l’enjeu de la démarche de l’artiste. Il ne met pas seulement en place un récit, il en conçoit la langue et donc sa transmission. À travers différents procédés la question linguistique prend de l’ampleur. Tout d’abord avec le recours à l’archive, au livre, mais aussi directement à la langue arabe, sous forme orale ou écrite. Dans un second temps, il affirme le propos en faisant usage de métaphores, avec l’utilisation d’objets tels que le livre ou la chaussure qui sont pour l’artiste des symboles du monde occidentalisé. A ces premières clés de lecture, s’ajoute le travail de montage qui est le lieu où se joue la dialectique et la linguistique proposées par l’artiste. On observe ainsi plusieurs éléments. Le principal est l’aspect cyclique du son et du montage. Les jeux de rythmiques, quant à eux, ont également un rôle disruptif. Ils oscillent parfois au sein d’une même œuvre entre ralentis et violentes accélérations comme le recours au Cut, ou encore la présence de jeux d’oppositions entre des plans saturés et fixes.
Il se dessine sous les yeux du spectateur une esthétique du fragment et du temps morcelés qui traduisent la fragilité psychique de l’exilé. Cet état d’angoisse dans lequel il est plongé entre la peur, la douleur de l’oubli et la perte de son identité. Le montage chez Mounir Fatmi, invoque également en filigrane, le devoir de se confronter à l’autre, ce peuple qui accueille et qui contraint à rentrer dans un moule, dans un rôle où l’on devient alors étranger sur la terre d’asile et chez soi. C’est alors que l’on saisit l’enjeu du médium vidéo dans la démarche de l’artiste. Plus qu’un simple procédé de captation, il devient un outil mémoriel et de compréhension de l’autre au sein du processus de résilience.
Si la dialectique mise en place par Mounir Fatmi vise à mettre en évidence l’échec de la pensée de l’exil en Occident, elle sert aussi, et surtout, à opérer le dialogue. On peut le repérer dans les vidéos de l’artiste par la présence du rouge, ou encore le passage de la couleur au noir et blanc, qui surgissent telles des ruptures du temps. Ce travail sur la couleur est d’ailleurs très souvent en lien avec l’insertion d’images anatomiques et/ou d’outils mécaniques et tranchants (ciseaux, scalpels, tourne disque etc.). Ce qui se joue alors, c’est un dialogue nécessaire qui s’opère entre la partie de Soi d’avant l’exil et celle d’après, sur ce nouveau territoire. Parce que, être dans la position de l’exilé, c’est être partagé, déchiré entre deux territoires. C’est entrer en quête, en recherche, pour muer et se redéfinir, retrouver une identité. La main de l’artiste ou sa présence dans de nombreuses vidéos rappelle la nécessaire mise en distanciation des faits. Cette question de l’identité ne peut être écartée de la démarche de l’artiste. Comme en témoignent les nombreuses références à l’histoire de l’art ou au cinéma occidental qui viennent se lier aux archétypes de l’exilé.
Ce qui faisait rupture devient, réparation ou même suture.
Passionné par Lévi-Strauss, Mounir Fatmi fait dialoguer les archétypes pour témoigner de ce qui lie et ce qu’éprouve la personne à l’épreuve de l’exil. Car penser l’exil, c’est d’abord faire cas ici, de la pensée des exilés. L’exil interroge le fait politique et pourtant cela n’est pas l’enjeu de l’exposition. L’exil implique l’asile, la rencontre avec l’autre qui accueille mais aussi un déplacement psychologique autant que physique ; que l’on retrouve d’ailleurs à travers la notion de déplacement, avec un bateau qui quitte le port, un homme qui marche, des jambes en mouvement ou inertes, et tout ce qui se rattache au mouvement de près ou de loin. L’exil passe par le corps et nous entraine vers une quête de soi.
La philosophe Olivia Bianchi, dans son ouvrage « Penser l’exil pour penser l’être » évoque l’évolution de la figure de la conscience chez l’exilé, « (…) [la] conscience d’être de l’exilé est cette conscience malheureuse, non pas dans le sens que lui impartit Hegel, comme conscience scindée qui essaye de surmonter sa contradiction mais comme conscience déchirée qui se sait être là où elle n’est plus, mais aussi n’être jamais plus là où elle est. ». Et c’est exactement dans cette filiation que se situe le travail vidéo de Mounir Fatmi, dans une tradition du voyage philosophique. En effet si philosopher, consiste à faire le jeu de la médiation sur ses aventures à transformer l’événement en expérience, Yesterday Was a Terrible Day propose une plongée dans la psyché d’un exilé.
Cette expérience intérieure se manifeste de deux manières. Tout d’abord comme l’expérimentation de ce que Jung appelle le « numineux ». Cette rencontre ineffable avec le sacré, que l’on retrouve dans les clins d’œil aux religions dans les œuvres de Mounir Fatmi. Puis, par la pratique d’un long travail de maturation psychologique, à travers cette dialectique qu’il met en place entre le conscient et l’inconscient. L’exilé peut alors opérer ce que Jung nomme le « processus d’individuation » qui permet à l’homme par la compréhension des symboles, de faire l’expérience du lien entre le ça – le moi – et le surmoi. Si l’on se penche un instant sur la genèse du mot « individu », qui signifie en latin « non divisé », on comprend parfaitement que ce processus est un interstice précieux. Tout en restant fidèle à sa propre culture, c’est le moment où l’individu engagé dans ce processus n’exclut pas l’autre, bien au contraire il l’inclut, il se conjugue.
L’exposition Yesterday Was a Terrible Day est pensée comme un poème à l’exil, dans lequel l’artiste évoque le cheminement vers la conscience de l’exilé. Mounir Fatmi, invite le spectateur à une déambulation dans l’expérience d’individuation jungienne, qui place l’exil non plus comme une condition, mais une étape vers demain.
Texte de Madeleine Filippi